4. L’accident

On l’avait retrouvé sans vie, ses espérances écrasées aux parois d’un pilier de viaduc, au détour d’une autoroute se défilant vers l’oubli. La conclusion fut rapide: le pauvre conducteur s’était malencontreusement endormi au volant. Cette route était particulièrement renommée pour ce genre d’accident. Il était cependant surprenant de voir la force de l’impact avec laquelle la voiture s’était enfoncée. De celle-ci on ne distinguait plus clairement que les roues arrières. Le reste n’était qu’un petit paquet de ferraille compacte.

Une animosité un peu tribale entourait le site de l’impact. Un badaud essayait par tous les moyens de conjurer ses peurs infantiles de la mort et de l’au-delà. Cet autre infirmier n’y voyait quant à lui qu’un autre accident qui aurait sans doute pu être évité, n’eut été d’un peu plus d’attention. Malheureusement, le coût de ce manque était, ce soir, encore trop dispendieux. Et à l’écart de tout cela, un petit garçon errait au travers de tout ce brouhaha sans trop savoir ce qui se déroulait devant lui.

Peut-être aurait-on pu sauver ici une autre vie avec les grands apparats d’une campagne publicitaire sur les bienfaits du café au volant. Sur l’interdiction du sommeil comme site de villégiature. Mais on n’empêche bien que décision qui n’est pas prise. Or ce soir en particulier, il n’y avait eu que peut à faire.

Bien des espoirs de jeunesse gisaient ça et là, sur les surfaces planes de ces résidus de tôle. L’enquête blâmera peut-être les pneus, la chaussée glissante, ce crochet un peu traître dans le tracé des lignes de démarcation entre les voies. Le tout sera passé au peigne fin pour épingler le coupable. Comme s’il ne l’était pas assez, épinglé. A vu d’oeil, on avait l’impression que la vie avait fait de lui une poupée Vaudou! On blâmera sûrement le clair de lune aveuglant. De toute façon, on trouvera bien un bouc hémisphère.

Cette nuit, il avait fait corps avec le pilier de son existence, il a assumé la position du légendaire. Une position qui était stratégique à en croire sa parution dans les journaux du matin. Elle l’était sûrement plus, en tout cas, que cette timide colonne annonçant un relâchement significatif dans la tension mondiale. Une question d’attention. Comme la prophétie d’Andy Warhol qui donne à quiconque ses cinq minutes de célébrité. La sienne faisait la une. Une célébrité posthume, comme la plupart des autres. Pendant ce temps, la société dormait du sommeil du juste.

Il n’était pourtant pas à la recherche de tant de publicité. Le mur de son existence était bien plus réfractaire au mouvement que ce pauvre pilier. Cette poutre n’était au surplus, qu’un passe-droit au tournant de sa vie. Il était venu se buter à l’immobilisme de l’évolution. Il avait voulu aller de l’avant, donner une impulsion à sa vie pour finalement se retrouver au même point. Déplacement zéro. Avec pourtant beaucoup de chemin parcouru, mais si peu de photos de voyage. Et toutes étaient des images hors foyer…

Tellement floues, ces vieilles images, qui venaient embrouiller sa vue. Placer des films liquoreux, sous ces paupières, des ruisseaux aux travers du chemin de ses rêves. C’est peut-être même ces voiles qui l’ont mené vers le béton, qui lui ont fait intégrer le trafic. Un vent de panique avait peut-être soufflé dans celles-ci pour l’entraîner hors parcours, trop loin de son port d’attache. Bien assez pour embrouiller les voies de sorties, détacher les bretelles, déculotter les autoroutes.

Et pendant ce temps, ce soir, on bétonnait la jeunesse…